Le Mondain, de Voltaire
Regrettera qui veut le bon vieux temps
Et l'âge d'or et le règne d'Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents ;
Moi je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes moeurs.
J'aime le luxe et même la molesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon coeur très immonde
De voir ici l'abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source féconde,
Et des besoiins et des plaisiris nouveaux.
L'or de la terre et les trésors de l'onde,
Leurs habitants et les peuples de l'air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Oh ! le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l'un et l'autre des hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui du Texel, de Londres, de Bordeaux,
S'en vont chercher par un heureux échange
Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
Tandis qu'au loin vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans !
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l'innocence
No connaissant ni le tien ni le mien.
Qu'auraient-ils pu connaître ? ils n'avaient rien ;
Ils étaient nus, et c'est chose très clair
Que sui n'a rien n'a nul partage à faire.
Sobres étaient. Ah ! je le crois encore :
Martialo n'est point du siècle d'or.
D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Ne gratta point le triste gosier d'Eve ;
Le soie et l'or ne brillaient point chez eux.
Admirez-vous pour cela nos aïeux ?
Il leur manquait l'industrie et l'aisance :
Est-ce vertu ? C'était pure ignorance.
Quel idiot, s'il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors ?